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03/06/2014 - Article

Nous sommes tous de Détroit

par Nora Mandray et Hélène Bienvenu, DIY Manifesto

Motor City, berceau de la civilisation DIY


Détroit est à la fois la Babylone de la cité industrielle et le berceau d’une société en émergence qui tire les leçons du marasme. La fascination qu’exerce sur le monde occidental l’écroulement de Motor City interroge autant que le sentiment de communauté et les initiatives de débrouille qui porte la ville aujourd’hui.

Nous sommes tous de Détroit

Mais qu’est-ce qui nous vaut cet engouement pour Détroit ? Pourquoi y avons nous passé plus d’un an ? La réponse est simple, elle s’inscrit dans les fondements mêmes de notre civilisation actuelle : nous venons tous de Détroit. Nous sommes tous les arrière-petits-enfants d’Henry Ford. En France, et sans doute ailleurs, la « seconde » révolution industrielle est au programme d’histoire. Elle est traditionnellement illustrée de la première ligne d’assemblage d’Henry Ford à Détroit. Cet entrepreneur, disciple de Taylor, a révolutionné le monde de la production, sonnant le glas de l’artisanat. Le duo a fait basculer la planète dans l’ère de la production et de la consommation de masse, celle du tout pétrole. C’est en 1908 que Ford sort son premier modèle T. Ce n’est pas une coïncidence si un de ses entrepôts à Détroit est aujourd’hui un édifice équipé de panneaux solaires, qui récupère l’eau de pluie et abrite sous son toit végétalisé des entreprises « vertes ». Autre clin d’œil malicieux aux loopings de l’Histoire, cet incubateur écologique a été fondé en 2008 par un couple de rejetons de White Flighters, ces résidants de Détroit qui ont quitté par milliers le centre-ville à partir des années 60 pour s’installer dans les banlieues périphériques, blanches et proprettes. 

Aujourd’hui leurs enfants et surtout petits-enfants franchissent la frontière symbolique d’8 Mile (périphérique nord), dans l’autre sens, attirés par le grouillement des start-ups et l’idée d’avoir tout à construire. Cette mode n’est pas étrangère au fait que Motor City soit devenue une des capitales mondiales du Do It Yourself (Fais-le toi même), cette philosophie de vie qui réinvente un modèle de société plus inclusif et plus durable.

Donnie (personnage principal du film intitulé 1 Hectare à Détroit), qui cultive des légumes à mains nues, sur un hectare de terre à Détroit, là où les maisons abandonnées sont légion, ne connaissait strictement rien à l’agriculture. Plus familier des plaquettes de crack que des bottes de carottes, Donnie a passé cinq ans de sa vie en prison. A sa sortie, il a compris qu’il valait mieux que ça. Il en est même venu à la conclusion que cela n’avait pas de sens d’importer des légumes quand on pouvait les faire pousser soi-même. Lui qui vend sa modeste production sur le grand marché de Détroit, ne comprend pas que ses ancêtres Noirs Américains, sitôt sortis de l’esclavage, aient pu troquer leurs fermes en Louisiane pour s’asservir sur les chaînes fordistes contre un salaire révolutionnaire de 5 dollars par jour.

Notre monde est en crise

Comme Donnie, nous sommes de cette génération pour qui le monde n’est plus comme avant depuis 2008. Depuis cette fameuse « crise » qui n’en finit plus. La remise de nos diplômes a coïncidé avec une contraction convulsive du marché du travail. A tel point qu’aujourd’hui, le monde du plein emploi ne semble plus qu’une fable colportée par la génération d’avant. En Espagne, le chômage des moins de 25 ans culmine à 57%. A Détroit, un enfant sur cinq connaît la faim. En Hongrie, un tiers de la population vivrait sous le seuil de pauvreté. Les Etats-Unis ont dépassé leur pic de production pétrolière depuis les années 1970, les ressources de la planète s’amenuisent. Face au réchauffement climatique, nous nous apprêtons à accueillir des dizaines de millions de nouveaux réfugiés, victimes de catastrophes naturelles et de la montée des eaux.

Nos parents, baby-boomers et hippies « peace & love » des seventies, pompaient allègrement dans les réserves de pétrole pour pétarader sur les routes du Maroc au volant de leur 2CV décapotables. Ils ne se préoccupaient pas trop de leur bilan carbone. Une fois la vie sédentaire retrouvée, ils se sont même mis à cotiser pour leur retraite.

Nous, la « génération Y », nous sommes confrontés à la lancinante question de « l’après ». Les tarifs de la SNCF nous poussent à faire du co-voiturage et nous sommes sans certitude de toucher un jour une quelconque subside passé 65 ans.

Changement de paradigme

Pour nous, la  seule solution pour éviter le naufrage, c’est de faire communauté autrement, en opérant un retour à l’essentiel, au local, à la communauté. Un monde de possibles s’offre à nous, à condition de se poser les bonnes questions. À Détroit, on se les pose comme jamais. Avec ses 700 000 habitants aujourd’hui, Motor City n’est plus que l’ombre de la grande dame qu’elle a été jusque dans les années 1950 (avec près de 2 millions d’habitants). La ville intra muros est aujourd’hui noire à plus de 85%, elle compte des dizaines de milliers de maisons abandonnées. 

Entre le centre-ville de Midtown récemment redynamisé et le Eastside profond, les inégalités sont criantes. Racisme, ségrégation, extrême pauvreté, pollution, corruption, urbanisme anarchique, absence de transports et de services publics : Détroit cumule les pires tares urbaines.

Ville du passé, c’est aussi la cité du futur

Mais aujourd’hui les Détroiters font machine arrière. Eux et les Américains en général, se sont mis à vivre en phase avec leur environnement. Le mot « piéton » et « cycliste » sont dans toutes les bouches. Si les Européens ont évité de construire des autoroutes en plein centre ville, les mêmes défis se posent des deux côtés de l’Océan Atlantique.

La crise économique a justement rassemblé Américains et Européens - et autres citoyens du monde. En partageant un destin similaire, nous nous sommes rendus compte de notre vulnérabilité. Même les derniers recensements de 2012 montrent que de plus en plus d’Américains déménagent en ville – en lieu et place des banlieues et rêvent de transports en commun. Du jamais vu.

Longtemps confinés et livrés à eux-mêmes, les Detroiters sont devenus des as du système D. L’agriculture urbaine n’y date pas des années 2000. Les héritiers de Martin Luther King cultivent la terre de Détroit depuis des décennies. Aujourd’hui, ils sont à la tête du mouvement pour défaire les inégalités dans notre chaine alimentaire. Comme le souligne François Huguet, doctorant à Telecom Paris Tech, fin observateur des réseaux de communication citoyens à Détroit « les Detroiters ont su « changer le rapport qu’ils entretenaient aux « infrastructures publiques » (transports, électricité, télécommunication, ramassage scolaire...) : en apprenant à faire eux-mêmes ».

Quand on parle d'agriculture urbaine, d’ateliers vélos, de « makerspaces », de recyclage, d’égalité numérique, de cette vie « hors système » qui existe à Détroit, les Européens ont envie de venir ici. Ils nous l’ont bien montré en nous écrivant des emails enflammés, décrivant Motor City comme une terre promise. Réciproquement, les initiatives de troc, de réseau wifi partagés, de coopératives autogérées, d’auto-construction… qui se développent en France et en Europe intriguent les Detroiters.

Toutes ces initiatives citoyennes concourent à la fondation de la société de demain, où le Do It Yourself est roi, ou plutôt, le Do It Ourselves (Faisons-le ensemble) car il ne s’agit pas de se retrancher loin des autres pour construire des entités autarciques renfermées sur elles-mêmes mais bien de construire et vivre ensemble, d’apprendre et de s’épauler. D’autant que le DIY n’a rien d’une ritournelle.

Détroit incarne l’épicentre de ce changement de paradigme. Son rebond est d’autant plus impressionnant que sa chute a été spectaculaire. Cette ville phénix, dont on ne sait pas où elle finira, est l’incarnation d’un certain esprit américain : ingénieux, ludique, entreprenant, collaboratif, solidaire. Dans sa quête de modèle économique durable, Détroit regarde vers l’Europe, et vice-versa. On vit un moment de convergence : il est temps de remonter nos manches, tous ensemble.

C’est dans cet esprit que nous avons développé DIY Manifesto, en espérant pouvoir apporter un modeste éclairage sur ce mouvement composite, fort de ses mille révolutions du quotidien.