Journal

03/06/2014 - Article

Cultiver en ville

par Hélène Bienvenu, DIY Manifesto

notre salut est-il dans l'agriculture urbaine ?


Des moutons qui broutent la pelouse municipale, des ruches sur le toit de l’Opéra, des potagers en haut des buildings, une foison de jardins collectifs… l’agriculture urbaine est passée en quelques années de pratique marginale (souvent synonyme de pauvreté urbaine) à un véritable phénomène de mode, prêt à s’enraciner. Au point que les cabinets d’architectes planchent désormais sur des projets de fermes verticales ébouriffantes. En dehors de ses incarnations parfois tape à l’œil et énergivores, l’agriculture urbaine relève avant tout du besoin crucial de (se) nourrir à l’heure où l’autonomie alimentaire en contexte urbain se réduit comme peau de chagrin. Une ville comme Paris ne peut alimenter sa population au delà de 3 jours sur ses réserves propres... La pratique touche aussi bien les pays « émergents », que les pays les plus « développés ». De Bamako à Montréal, l’agriculture urbaine est devenue une passerelle Nord-Sud / Est-Ouest, dans le plus pur esprit Do It Yourself (Ourselves) : les cultures se pratiquent généralement sans pesticide, sans certification bio, sans intermédiaire de distribution et sans autre aide que celle des voisins. Entre délires hydroponiques et véritable renforcement du lien social au pied des cités, l’agriculture urbaine se fait complexe et chamboule notre rapport à la ville comme à la production agricole.

Pour mieux décrypter le phénomène, nous avons fait appel à Marie Dehaene, ingénieure en paysage et consultante en agriculture urbaine. Ses interventions autour du globe seront bientôt consignées dans un ouvrage : « Agricultures Urbaines » à paraître aux éditions Ulmer.

Contours flous

Que doit-on entendre exactement par agriculture urbaine ? Pour Marie Dehaene, il n’existe pas de définition stricte en dehors de celle couramment admise dans le monde de la recherche, de Moustier et M'Baye (1999), auteurs de Agriculture périurbaine en Afrique subsaharienne : « on appelle agriculture urbaine l’agriculture « localisée dans ou à la périphérie de la ville, dont les produits – on ajouterait aujourd’hui les services – sont au moins en partie dirigés vers la ville et dont les ressources productives font l’objet d’un usage agricole ou urbain ouvrant la porte à des concurrences (foncier, eau…) mais aussi des complémentarités (main d’œuvre…). » C'est aussi celle qu’utilise l'équipe du SADAPT (Sciences Actions Développement Activités Produits Territoires) d’AgroParisTech. Et Marie Dehaene de souligner « quelques pieds de tomates cerises sur un balcon peuvent aussi rentrer dans le cadre de l'agriculture urbaine : il n’y a pas véritablement de notion d’échelle ».

Des contraintes inhérentes au monde urbain

Une chose est sûre, c’est qu’en cultivant en ville, les contraintes sont bien distinctes du milieu rural. Densité, pression foncières, pollution de l’air et des sols... De même que les technologies employées : culture hors sol, toit végétalisés, hydroponie, aquaponie...

Pour ce qui est de la pollution, les études sont encore en cours. Selon Marie Dehaene « la problématique doit être décomposée en plusieurs éléments : s’il s’agit de la pollution de l'air : lavage et épluchage suffisent souvent, surtout si la culture provient d’un toit, les composés lourds tombant au sol. Pour ce qui est de la pollution de l'eau : en France, si on a recours aux réseaux urbains, l’eau est consommable. Mais attention au mode de récupération de l’eau de pluie (chargée en zinc sur les toitures parisiennes...). La présence de métaux lourds rend la pollution du sol plus préoccupante. Et comme cela coûte cher de dépolluer, le sol est souvent isolé et recouvert de terre saine. On bien on pratique une culture hors sol ou en hydroponie. Évidemment, les zones de culture en dehors des villes peuvent aussi être polluées, il s’agit de peser le pour et le contre. »

Un engouement récent pour un phénomène ancien

L'agriculture urbaine a toujours été présente dans les villes, de façon plus ou moins visible. Ainsi la tradition des jardins ouvriers remonte à la fin du 19e siècle – début 20e siècle. « Les vagues de présence ou d’absence d'agriculture urbaine ont toujours été liées aux crises que traversent les villes. Aujourd’hui nous connaissons une triple crise : environnementale, sociale et écologique. Mais il est encore difficile de se prononcer sur l’avenir de l’agriculture urbaine, les élus sont notamment tiraillés entre la place à laisser à la terre et leurs velléités d’urbanisation » analyse Marie Dehaene. Or depuis la fin des années 90 et surtout 2000, la spécialiste observe une prolifération de projets d’agriculture urbaine nouvelle vague « on voit apparaître des formes inédites comme les fermes en hydroponie sur les toits des bâtiments : ferme Lufa au Québec, Bright Farms à New York… ainsi que des édifices mêlant phytoépuration, productuion d'énergie et logement ». Des installations qui concordent avec l’émergence de nouveaux acteurs « à l’approche technophile, issus des mouvements « hackerspace/fablab », se lançant dans des projets tels que OpenSource Beehive, des profils 'école de commerce / sciences po' qui montent des start-up (Ciel mon Radis, Macadam gardens...), des restaurateurs qui veulent produire une partie de leur matière première, des figures politiques (Michelle Obama et son potager à la Maison Blanche)… ». En France, la grande école d’agronomie AgroParisTech a inauguré un potager sur son toit fin 2011.

Low et High tech…

L’agriculture urbaine s’abreuve tour à tour de low-tech (techniques peu exigeantes, récup, système D) ou du High-tech (innovations demandant des investissements). Tout est question de moyens et d’espace « à Paris les toits sont prisés car il y a très peu d'espace au sol, ce n'est pas le cas à Berlin ou Détroit... La contrainte première c'est l'espace, l’agriculture s'installe là où elle le peut ! ». Et pour faire simple, on a affaire à deux écoles : « les techniques '-poniques', qui se déclinent en hydro-,bio-, aéro-ponie et aquaponiques. Ou la culture en sol (en pleine terre ou hors sol en bacs par exemple) avec souvent un design permaculturel (jouant sur les complémentarités et optimisant les données climato-spatiales). Certains projets sont hybrides comme The Plant à Chigago qui est une ferme verticale avec des installations hydroponiques et aquaponique en intérieur, des terres autour du bâtiment et des bacs sur le toit ». De même les moteurs de la chlorophylle comestible ne sont pas toujours tout à fait les mêmes. A Détroit, une des plaques tournantes de l’agriculture urbaine à l’échelle mondiale, c’est la culture low tech qui prévaut. Motor City compte des milliers d’hectares de friches, pas besoin d’investir dans des technologies coûteuses. Mais c’est aussi une nécessité vitale dans une ville de 700 000 habitants où à l’exception notable de Whole Foods – chaîne de magasin bio américaine – qui s’y est installée en 2013, la dernière « grande enseigne » de supermarché a fermé ses portes en 2007. Quand de nombreux commerces de proximité avaient déjà cédé la place aux chips et alcools des liquor stores. A New York, un vivier de consommateurs exigeants doté d'un certain pouvoir d'achat, voit en l’agriculture urbaine un gage de fraîcheur. Les légumes en vente au dernier WholeFoods ouvert à Brooklyn sont produits directement sur son toit.

Une utopie indispensable ?

Mais pourquoi donc s’évertuer à faire pousser quelques tomates hors sol, la ville n’est-elle pas traditionnellement un non-lieu agricole, par opposition à la campagne ? Pour Marie Dehaene, il est clair que « la ville auto-suffisante est un mythe ». Quant aux projets pharaoniques au bilan carbone douteux, ils renvoient un message en contradiction avec la sobriété énergétique des « paysans » bio. Ces deux constats ne doivent pas occulter la raison d’être de l’agriculture urbaine : la réhabilitation du lien entre alimentation et production. Un lien brisé, comme l’ont illustré à outrance les crises alimentaires les plus folles de ces quinze dernières années. « L'agriculture urbaine est un outil simple et efficace pour remettre la production agricole devant les yeux des citoyens, les pousser à se poser des questions sur leur alimentation, éventuellement la remettre en cause, en leur donnant les moyens de produire une partie de leur alimentation » affirme Marie Dehaenne « la France compte 1% d'agriculteurs mais 100% de consommateurs, la réappropriation citoyenne passe par un système de co-production (dans la mesure des ses moyens et si l'on a le temps ou l’envie de jardiner) ou de soutien aux agriculteurs locaux pour inventer ensemble l'agriculture de demain ». C'est le même genre de conclusion qu'a pu tirer Olivier de Schutter, ex rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation dans un entretien au journal Le Monde : « il faut aider chaque pays à se nourrir lui-même (…) la transformation des systèmes alimentaires s'opérera à partir d'initiatives locales ».

Il ne revient qu’à nous de rejoindre Donnie et les centaines de milliers d’autres paysans qui œuvrent déjà à l’avenir de la planète.